Souvenirs Pieux
Juste avant que la mémoire du disparu ne se décharge, le souvenir pieux la revigore, la réécrit, la remplit d’une hypocrisie convenue. Sur le fil de ce carton ténu, entre chair et formule, Marguerite Yourcenar a entrepris une patiente navigation dans une mer qui se révèle pas si rectiligne qu’elle n’avait paru.
Peu à peu, partant des lambeaux de mémoires, l’écrivain parvient à faire émerger une substance vivante qui, emplissant les personnages de son lointain passé, fait resurgir une âme jusque là ignorée.
Ce passé, elle nous le livre peuplé de morts sur lesquels la vie gagne grâce à une abondance jadis naturelle, lorsque les vertus de la religion étaient encore évidentes et qu’elles rendaient supportable, presque civile, une mort omniprésente.
Les souvenirs feraient fonction des rouages invisibles d’une vie sociale affranchie du temps, ils seraient des sortes de ponts jetés entre vivants et morts, cimentés du mortier des vielles histoires à la trame convenue, si Marguerite Yourcenar, par une biographe tardive, n’était venue jeter le trouble des imprévus d’une vie retrouvée dans la calme éternité.
De la branche paternelle, sa mémoire n’ose franchir la muraille d’une grand-mère antipathique. Il résulte que l’écrivain semble issu du seul creuset maternel, la gens Cartier de Marchienne, famille de la bourgeoisie belge du XIXème qui en cultive les valeurs avec soin : religion, bonnes lettres, honneurs et lettres de noblesse.
On comprend que le cœur de la vielle Europe a battu dans le sein de la Belgique : les marches de l’Empire romain ont connu l’anéantissement des Eburons, les Francs y avaient leur patrie, Overijse, Charlemagne naquit à Jumille, la puissance du commerce hanséatique et flamand rayonnait dans le monde entier, Charles Quint naquit à Gand, on y fit la révolution et un empire colonial immense.
Au jour de l’écrivain, cette vie bourgeoise apparaît comme étant le fruit d’une société de femmes qui ont la charge de transmettre les valeurs humanistes naïves qui ont été, en leur temps, aspirées par le Romantisme, parfois avec intensité dans le cas du cousin Octave, ou siphonnées violemment s’agissant de Remo.
Archives du Nord
Au milieu des autres, ce livre aurait pu être une mise en ordre d’archives familiales recueillies avec soin. Ce fut presque un roman tant le père de Marguerite Yourcenar y fait figure de héros, tantôt romantique lorsqu’il est saisi et emporté par les passions des femmes ou du jeu, tantôt épique lorsqu’il est habité par le désir d’ailleurs et d’aventures.
Durant une existence qui a maintenu les apparences, malgré une désertion et l’absence de position sérieuse, Michel aura été un viveur. Décidé d’explorer une âme que l’on découvre à la fin disposée à la poésie et à l’écriture, il a suivi sa voix intérieure qui n’était pas celle de Michel Charles, son honnête père, mais peut-être celle d’un lointain ancêtre déjà épris de liberté.
Car la vie avec Maud n’était-ce pas la liberté de jouir ensemble d’une existence qui n’appartenait ni à elle, attachée qu’elle était à Rolf, ni à lui, soumis irrémédiablement à son sang ?
Avec Berthe, Gabrielle et le Baron de Galay, si les sangs accordés ont affadi le goût de liberté, ils ont exhaussé celui du plaisir des cavalcades, des casinos et finalement d’être ensemble. Leurs chevauchées les mènent à travers l’Europe, en Hongrie, en Ukraine, jusqu’à ce jour tragique, à Ostende, où les deux sœurs disparurent soudainement.
Enfoncé dans un monde de plus en plus intérieur, les paroles de Fernande parviennent miraculeusement jusqu’à lui. Alors qu’il va se laisser couler dans une nouvelle vie qui s’annonce paisible, comme un tour de passe-passe, Fernande disparaît tragiquement au moment où apparaît Marguerite Yourcenar.
Quoi ? L’éternité ?
Marguerite et Michel c’est toute l’histoire ! Que pouvaient bien se dire une petite fille de quelques années et cet aventurier de la vie et des femmes ? La tendresse affleure chaque ligne, Michel est entré à l’intérieur de Marguerite et l’a accompagnée sa vie durant, jusqu’à cette éternité qui l’a emporté avant qu’elle n’ait achevé son ouvrage.
Après la mort de Fernande, apparaît Jeanne, comme l’incarnation d’une ombre qui croisait déjà dans cet entourage. Jeanne représente l’amour de la liberté, liberté vécue qui concilie l’angélique Egon et Michel.
Michel ébloui par Jeanne se love dans ce monde et passe dans un nuage la terrible épreuve de 14-18. Cependant, la rupture est inévitable entre un Michel vieillissant, pressée de mener une vie bourgeoise et l’esprit libre brûlant à l’intérieur de Jeanne.
Au seuil de sa vie, Michel met en ordre ses affaires qu’il avait jusque là négligées.
Par certains côtés, Marguerite ressemble à Jeanne dont le couple avec Michel est, dans l’univers des fantasmes, le couple qu’aurait pu former Marguerite avec son père.