23 septembre 2017
II. Désirs de chairs Une écaille rouge et ovale, soigneusement polie des débords de la vie, coiffe la pulpe gracieuse du gros orteil qui, comme un éclaireur du mouvement, précède la jambe toute entière. La peau du pied, telle une voile fine, déformée par endroits à cause des longs voyages, s’étire sur les haubans du tarse. Retendue aux jointures des doigts, elle enserre les bosses régulières de cartilage, qui, ainsi exhaussées, semblent de riches gemmes, exposées en vitrine d’un joaillier suprême, le pied. La lumière rasante révèle le frisson de la soie en surface. Ces pieds sont des capitaines de vaisseau, fiers et téméraires, qui guident les escarpins fougueux vers une terre promise et jamais obtenue. Chacun d’eux prend appui sur une voûte en demi cintre qui s’accôte à l’artimon de la nef, l’aiguille du talon. Les creux du tendon d’Achille gainent le cordage essentiel. Ces deux chapelles du mouvement, ni romanes, ni gothiques, entendent les implorations secrètes du corps. Des chevilles, fines et flexibles, s’élancent deux roseaux clairs qui bientôt se transforment en jeunes chênes aventureux. Les rebonds qui suivent les jeunes veines de muscles, trahissent une chair à peine ligneuse, remplie de vigueur et d’impatience. Les enjambées des colonnes ductiles exécutent des chorégraphies subtiles, comme si elles étaient des balises vivantes, sans cesse occupées à redessiner une géographie immuable. Les mollets oscillent légèrement, ils sont les voiles souples, accrochées aux vergues du tibia et du péroné, qui prennent le vent du large et distillent le désir salé et iodé de l’ailleurs. Sans mollets, il n’y aurait eu ni errance, ni pèlerinage. Lorsque le fût des cuisses s’élargit périodiquement, après chaque pas, il dévoile un frontispice orné d’un triangle inversé, fendu en son milieu d’un œil tout vertical. Rien de soi n’échappe à sa rétine rosée, sensorielle et sagace, il sait tout. Tout autour, l’implantation des poils submergeant une peau délicatement plissée, rappelle les bords tendres de la barbe colossale des vénérables sages. Il en tire un mystère subtil et odoriférant. A l’opposé, deux chapiteaux de colonne, ronds, satellitaires, sont happés par le mouvement cyclique. Ils maintiennent une inertie vitale, sans laquelle l’architecture complexe et résiliente du corps en branle, perd l’équilibre. Tout juste connaissent-ils, de temps à autre, une éclipse qui exhausse la lumière qui les effleure au cours de leurs balancements. La répartition savante des masses de chair fluctue à chaque à-coup et donne à l’ensemble un air léger, alors que le ventre est poussé en avant par une cambrure hyperbolique de désir de verticalité. Sa peau fine en forme de voile carrée, tendue, exposée aux coups de tabac, montre une merveilleuse mosaïque qui inspire et expire à la forge du monde. Toute l’énergie de ce temple vivant réside dans ses entrailles dont la chaleur irradie tout le torse emporté par la marche inexorable. De ce mouvement que rien n’arrête, le cœur est une horloge enflammée. Il est connecté à son triangle noir, qui bat des secondes intimes, vives, rouges, il palpite des hémorragies de désirs retenus, au bord de la libération qui ne vient jamais. Dans cet agglomérat empourpré de lipides et de muscles noués, la tension demeure irrésolue. Elle gonfle les seins et accentue un déséquilibre qui tire inexorablement l’édifice en avant. La force de vie est tout entière dans ces instabilités et ces désirs. Elle est, cependant, le soutien fidèle de la raison, un acrotère scellé à la géométrie d’une charpente fine qui se déforme et se reforme pour amortir les perturbations permanentes qui éloignent le corps de la verticale. Posée sur ces épaules bienveillantes, la tête relie la terre au ciel, sans orage, ni éclair, ni colère. Elle demeure paisiblement dressée, comme si, au cœur du mouvement le plus fougueux, elle devait, à tout prix, préserver l’impassibilité dans laquelle naîtra le prochain mouvement. Le visage, les yeux, la bouche, les joues dociles, sont un lac d’émotion qui dilue les impulsions d’en bas dans une lumière liquide. Toutes les aspérités qui remontent de la terre, par les pieds, le sexe, le ventre et le cœur, se trouvent recouvertes et dissoutes dans une sorte d’évidence spirituelle. Confinée dans sa caverne, la raison fait retentir l’harmonie du monde et la diffuse à l’intérieur de soi par des oscillations savantes qui parviennent à dompter les organes les plus impétueux. La raison a compris que savoir c’est entendre. Elle a, depuis longtemps, camouflé son œil monstrueux et circonvolutoire à la lumière du jour, trop brulante. Ni le soleil, ni les étoiles n’éclairent suffisamment ce qui est, ou si peu. Elle doit tout comprendre de rien, construire et déconstruire sans cesse, pour étancher une soif sans limite de savoir. La raison est sans visage. Elle est un fluide de désirs, froid, concentré, triangulaire, méthodique, déterminé, la quintessence d’un amour infaillible, sans compromis pour une vérité perchée à l’extrémité de la verticalité infinie. Il n’y a pas d’amour sans vérité. |
en prolongement de la dernière phrase de ce texte remarquable : Rimbaud : Adieu : « et il me sera loisible de posséder la vérité dans une âme et un corps »