16 septembre 2017

I. Désirs urbains

La ville organise les croisements, elle installe un ordre d’apparence. Elle construit une fiction ordinaire, paisible, de gens proches les uns des autres, mais véritablement très éloignés. Les distances sont factices, la tension permanente. Les regards se croisent, et se fuient dès qu’ils se saisissent. C’est un monde de faux-semblants, une inquiétude anxieuse y est omniprésente. A perte de vue, s’étendent des surfaces de ciment, de pavés, dures et anguleuses, bardées d’acier, de verre et d’électricité à haute tension. Il n’y a pas d’eau, la vie est indésirable, ni douleur, juste de la souffrance. L’autre est un péril mortel. Sous couvert de courtoisie, les rencontres sont violentes, brèves, et se résolvent dans la fuite. Sans désir, il n’y a pas de courage.

Aux fronts des façades brutes et rêches, le rêve s’affiche en une splendeur électrisée, il montre la monumentale illusion qu’une planète luxuriante et belle est à portée de main. Les néons rehaussent les photos gigantesques, on ne peut pas ne pas les voir. Le spectacle permanent des publicités se déroule et draine une soif intense et narcissique de posséder ces objets qui symbolisent la puissance. La puissance est l’opium qui endort l’anxiété, à chacun la sienne, celle de l’autre est trop lourde, à chacun son opium.

Les gens ont des regards exténués, écrasés par leur quête perpétuelle. Ils doivent obtenir l’opium coûte que coûte. Rien d’autre n’existe que l’opium. En ville, il a valeur universelle.

L’autre est aussi un objet. Il exorcise l’anxiété. On peut le posséder, sans le désirer, car on ne peut véritablement désirer un objet. On voudrait bien déposséder l’autre de son autre, pour le posséder soi-même, toujours à cause de la puissance. La ville est un lieu de possession, elle est régie par l’anxiété. L’un possède l’autre, jusqu’à ce qu’un autre le dépossède, puis il en repossède un autre, ainsi de suite, jusqu’à ce qu’il ne possède plus rien. Il est alors livré à l’anxiété, sans défense aucune et se trouve dépossédé de lui-même, totalement impuissant. Il est anéanti, ni vivant ni mort, ni même une chose. Il est une existence inexistante.

Pris dans le flot des gens, le bref instant d’un regard suffit à apercevoir l’inexistence dans l’œil d’un autre. Malgré un écart instantané, l’anxiété franchit la barrière et réussit sa contamination. Croire qu’elle est une maladie, est une erreur, c’est la norme. Les médecins psychiatres ne la soignent pas, ils font en sorte qu’elle ne tue pas.
Pourtant, dans ce demi-monde, ni totalement réel, ni tout à fait irréel, erre une panthère impitoyable qu’on ne voit jamais. Lorsqu’on sent son parfum épicé, il est déjà trop tard.

En un éclair, elle a vu la faiblesse de l’autre, sans même l’avoir regardé. Aussitôt la scène extérieure disparaît et fait place à la leur, toute intérieure. L’autre est devenu une proie pour le prédateur. Plus rien n’existe que lui et elle, que le désir de sa vie et de sa mort qui l’envahit au plus profond d’elle. Elle se voit le traquer et, au moment où il s’y attendra le moins, l’assaillir d’une étreinte fatale, puis ressentir le désir du silence qui suit la Mort, ce court instant où le temps s’arrête, où elle retrouve la paix. Elle est toute désir qui exhausse ses exhalaisons. Elle ne se tient plus, elle court vers un affût où elle surprendra sa proie.

L’autre sent l’étrange odeur musquée l’énivrer, son anxiété a disparu comme au cœur d’un cyclone avant le formidable déchaînement. Inconscient, il n’ose changer de route. Lorsque le face à face survient, inattendu, soudain, bref, il a juste le temps de ressentir la douleur exploser dans son corps, mêlée à la puissante jouissance d’un désir qu’il n’a jamais eu. Au moment où il est sidéré, il meurt, tandis que la panthère a repris sa route secrète.
La poésie, comme l’amour, tue.

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