Texte mis en ligne sur le site Operata Bastia de Nadine Manzagol en 2008.
Je suis né à Bastia un jour de mai. Ma première image fut pour le casque de pierres qui coiffe Terra Nova [1]. Il me saisit et me secoua violemment les os, tant était vif le vieil effroi devant la soldatesque étrangère. Puis m’habituant aux traits imposants et anguleux de la Citadelle, je m’abandonnais aux plaisirs de suivre la chevelure des figuiers qui dévalait les pentes épandant une odeur enivrante, jusqu’aux premiers replis de la mer, bouclés de blanc.

Plus tard, imitant Jonas, je me réfugiais dans le tunnel, énorme ventre de vénérable baleine engloutissant un nombre innombrable de voitures dans un enfer de bruit qui ne discontinue pas. Rien ne fut enfanté par cette muqueuse solide et noire de naphte durcie, juste propre à servir de voie à des machines furieuses. La ville est ainsi habitée de monstres terribles et effrayants, tels des krakens, au milieu d’ilots douillets et amis.

Au fur et à mesure que je grandissais, Bastia rapetissait. Nous étions comme des vases communicants d’un même fluide vital. Je me serais surement fait au petit quartier de Lupinu, dans le voisinage d’une marchande de bonbons gironde et maternelle et d’un épicier taquin qui m’aurait souvent offert des clémentines. Je me serais aussi fait au quartier du Puntettu où, le matin venu, les mauvaises femmes pressaient Pépé [2] sur leurs seins pour lui soutirer un peu d’innocence avant qu’il n’aille trainer ses culottes usées sur le Vieux-Port. Les pêcheurs à la peau tannée par la réverbération marine et le sel, rentraient exténués sur leurs longues barques surchargées de filets, pendant que leurs épouses inquiètes avaient garni Saint Jean-Baptiste d’ex-voto naifs. Puis, il était temps de monter la marchandise sur la place du Marché où tout Bastia se pressait pour avoir les meilleures victuailles et faire enfler le « Qu’en dira-t-on » de nouveaux murmures. Ceux-ci, au détour d’une tonnelle, se renforcent d’éclats de voix, d’expressions piquantes, prennent corps au sein d’un groupe animé, se rechargent d’invectives, de bruissements affectueux aussi, tant et si bien qu’au détour de certaines ruelles – c’est magique – on croirait reconnaître la voix de Bastia.

Je fus plus grand lorsque j’arpentais le cœur et les poumons de la ville, carrés, presque grandiloquents de solennité, alors que s’y passe tous les moments de sa vie de ville, officiels, officieux, intimes, intimistes. La place Saint Nicolas est comme une nappe de gaité, posée sur la table des grands immeubles du Port, qui invite les citadins à un repas permanent. Ils y descendent tous, – ceux du Fango, di e ville, de Cardo, de Toga – apprêtés comme pour un possible départ décidé soudainement à la suite d’une discussion passionnée, d’un coup de tête, d’un pari. Le monde est là, tout près, à la distance du Port, une portée de pieds. Les grands bateaux tels des châteaux ultramodernes de lumières et de technologies s’y pressent sur des môles trop étroits. Les châtelains en uniforme rythment de formidables ballets où les hommes et les machines semblent s’entendre à la perfection, tandis que les vieux immeubles dignes demeurent imperturbables.

Je ne sais pas si j’ai aimé Bastia, mais Bastia m’a aimé dès le premier instant. Elle a accédé à tous mes désirs, autorisé toutes mes faiblesses afin de mieux m’emprisonner.

Bastia est né à moi un jour de septembre, il faisait grand vent. Un libecciu exceptionnel battait les murs rassis des casamenti [3]. Elle m’a pris par surprise, je ne me méfiais pas. Je quittais Terra Vecchia [4] pensif, l’esprit absorbé par mon futur départ, le lendemain vers l’Italie. L’angoisse me pris d’un coup, la gorge, le torse, les mains… L’effroi du manque de sa douceur, de sa sensualité, de son odeur tiède et salée, de sa peau généreuse accidentée par endroits, des bras accueillants de chacun de ses recoins, l’angoisse ne me quittait plus. Tous les moments de gaité me revenaient au même instant, d’un coup. Un cocktail terrible ! Où était passé ce bonbon qui distillait continument un plaisir paisible au fond de moi ?

J’étais dans Bastia, et je voulais effacer sa présence. J’évitais les lieux amis, les chers havres d’hommes où tant de fois je me suis réparé de mésaventures. En vain ! J’avais dans le cœur les belles amitiés forgées en pansant les cicatrices des uns et des autres à coup d’alcools forts et de jeux à sensations. Avait-t-elle été, avant d’être une ville de garnison, une ville corsaire ou pirate ? Bastia est une ville d’hommes où partout planent les lueurs d’une fraternité pour qui le courage est la vertu première et qui amène, quelquefois, amis et ennemis au respect.

Je poursuivais ma marche douloureuse. Le regard des femmes que je croisais Cours Paoli, étaient comme une réprobation. J’accélérais mon pas, déjà rapide, dans une fuite déguisée. Pourtant ce n’est pas faute de les avoir aimé ces femmes secrètes et exigeantes ! Après les avoir effeuillées, et découvert la petite fille qui se blottit en elles, elles sont douces, tendres et aimantes. Leur peau sucrée, épicée, à peine safranée, se rebelle parfois sur un bord d’ongle ou un bout de langue. Lorsque leur corps se plie, se love doucement, ferait-il mine de se cabrer qu’il se relaxe immédiatement.

Bastia, les douceurs, les fruits confits…, les alcools doux, de noix, de cédrat, de myrte… C’était comme un arrachement. Je ne vivrai plus jusqu’au lendemain.

Pourtant, le moment du départ passé, je ressentis un profond sentiment de liberté. Fort de mon courage, tout était devant moi, la vie, l’espace. J’avais vaincu et j’en étais fier. J’avais tout oublié. La belle Toscane m’ouvrait ses bras, je n’avais d’yeux que pour elle. Florence, les musées, les belles florentines, la campagne, c’était une ivresse continuelle d’émotions pour tous les sens.

Pourquoi, après quelques temps, sentais-je un manque sourdre en moi ? Soudain, tout me paraissait s’affadir, se faner peu à peu, comme si la belle réalité devait, le soir venu, se démaquiller et perdre de sa merveille. Les cicatrices faisaient à nouveau surface, et il n’y avait personne pour les panser… pas cet ami italien cultivé et courtois qui n’avait pas connu la frayeur de l’orage au pied du Monte Stello… pas cette femme élégante qui ne comprenait pas la magie des Noëls où tout un village blotti côte à côte, devant un feu immense, créait une chaleur plus forte que tous les amours…

Je résistais de tout mon courage ! Bien qu’homme, l’enfant que j’avais été, enflait en moi de toutes parts. Je ne pouvais le contenir. Tout ce que mon moi d’homme avait réussi à dissimuler, revenait à la surface, les libertés que l’on ne cessait de me reprocher, mon goût pour la facilité, les émotions fortes, mon esprit rebelle à l’ordre établi, ma fatalité souvent prise pour un manque d’ardeur… J’étais désemparé devant le flot d’énergie métamorphique venu du fond de moi et qui, malgré moi, changeait peu à peu ma physiologie.

J’étais redevenu l’enfant égaré dans le monde, penaud, à la recherche d’un pardon que nulle chose terrestre ne pouvait me donner, excepté Bastia.

[1] Quartier nouveau de Bastia au 18ème siècle

[2] Pépé personnage de Pesciu anguilla de Sebastien Dalzeto

[3] Immeubles anciens de style toscan ou italiens

[4] Quartier historique de Bastia

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