Ce livre c’est l’exposé d’un problème impossible. Les cultures ne peuvent se couler dans une culture universelle qui les comprendrait toutes ou, si elles le peuvent, c’est pour disparaître devant une seule d’entre elles, prééminente. Le projet européen d’universalité s’avère une utopie. La déclaration universelle des droits de l’homme n’en finit pas de se heurter à une définition de l’homme non partagée et à des droits qui apparaissent aux yeux de certains peuples incongrus. François Jullien explore les fondamentaux de la culture européenne, religieux, philosophiques, scientifiques. Au final, le langage de la science, la logique, est basée sur la structure de la langue grecque, fondée sur des prédicats et des connexions logiques, comme le tiers exclu, qui débouchent obligatoirement sur une évaluation vraie ou fausse, alors que la langue chinoise, par exemple, percevant l’univers comme des processus en cours de réalisation, conçoit le non être comme le cours indifférencié des choses et non le néant. Le fossé semble irréductible.

Pourtant la nécessité d’une gouvernance mondiale incite à rechercher des solutions, car il est impensable que l’humanité se prive des réservoirs de pensée que sont les cultures. La voie du commun moins exigeante que l’universel présente des difficultés irrésolues à ce jour. Habermas et Apel ont recherché les présupposés autorisant les communications entre cultures différentes. Cette voie ne se départit pas d’une approche dialectique, grecque  à l’origine, qui pose un paradoxe empêchant toute résolution. A défaut d’homme, François Jullien propose d’explorer l’humain comme un but ou bien comme un ensemble de valeurs en lieu et place d’un concept universellement problématique. Néanmoins, cela ne traite qu’une faible partie de la question.

L’impossibilité d’établir les équivalents entre mondes culturels frappe de plein fouet l’activité de traduction. La démarche d’identifier les écarts et de les réduire un à un paraît vouée à l’échec. Il faut une démarche qui d’emblée agrège, qui alimente les mécanismes au sein de chaque culture pour poursuivre les mêmes objectifs, atteindre les mêmes valeurs. La sortie de l’impossibilité ne pourra se faire que grâce aux passerelles humaines, à ceux qui possédant l’une et l’autre culture peuvent établir et mettre à l’oeuvre de tels processus.

On reconnait la question à laquelle se confronte l’Europe. Elle a établi un mécanisme de transcription dans les législations nationales qui permet une convergence des opérations judiciaires traitant de sujets européennes, tandis que l’activité de traduction entre les textes et les traités bute sur la complexité de trouver pied à pied des équivalences absolues.

Par cet ouvrage discret, François Jullien relance une « Querelle des Universaux » moderne, partisan d’un réalisme subtil dans les pas d’un Duns Scot en lieu et place d’une transcendance qui absorberait tous les univers culturels. En proposant de réfléchir à nouveau au langage de la logique qui, malgré tout, repose sur un nominalisme minimal (cf B Russell) indispensable pour établir prédicats et relations, il ouvre à l’épistémologie moderne des voies nouvelles. Cela assombrit aussi la perspective de solutions technologiques à la traduction qui paraissent une chimère à moins de résoudre des problèmes formidables. Il évoque enfin le risque d’une supra culture internationale, désincarnée, comme celle qui promeut un anglais international au fond très éloigné du véritable anglais. Elle donne l’illusion d’un espace commun mais ne développe que des valeurs particulières, dans lesquelles on reconnait celle d’un capitalisme mondial, contestées aujourd’hui.

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