A propos de l’exposition Art Brut au Grand Palais : L’Art Brut : création en marge, expression sans limites | Grand Palais
Ainsi, l’art peut être brut, par là il faut entendre, non préparé, non travaillé, présenté tel que l’esprit l’a engendré, comme s’il s’était agi d’un fluide organique produit par l’activité métabolique du cerveau. Il serait un déchet d’une suractivité compulsive ou bien une lymphe dont la fonction première aurait été de lutter contre les infections mentales ou intellectuelles, ou bien une sorte de salive cérébrale qui aiderait à la digestion des idées des autres. Il aurait donc une utilité toute organique. A le contempler, on ressent une force irréfragable de vie qui s’exfiltre de ses formes emmêlées.
En grande partie concocté dans les cellules des asiles psychiatriques, il est empreint d’un mysticisme intense et d’une merveilleuse spontanéité. Il semble que ces artistes, car ils en sont, tirent leur technique d’une grâce surnaturelle qui leur aurait été accordée, pendant que ceux, salués par l’art plus officiel, ont souvent sué sur les bancs des écoles d’arts, dits beaux.
L’art brut n’a pas d’âge, du moins il met hors d’âge beaucoup d’œuvres qui se prétendent actuelles alors qu’elles ont ignoré son antériorité. Certaines œuvres récentes passent pour de pâles imitations d’œuvres brutes du premier tiers du vingtième siècle. A cette époque, alors que l’art brut n’en finit plus d’exister, le marché de l’art nait en marge des commandes officielles. Les écoles ou mouvements artistiques comme le surréalisme lui offrent des théories qui renforcent son assise morale, reléguant à l’arrière-plan ses mobiles purement financiers. Ils se renforcent l’un l’autre jusqu’à étendre leur emprise sur une culture française des années folles et de l’entre-deux guerres dont ils formaient le vaisseau amiral. Les marchands étaient dans le temple de l’art.
Un homme, Jean Dubuffet, se mit en tête de bousculer les trop belles apparences de ce château. Après dizaines d’années de travail souterrain, il créé, en 1947, avec des amis et des soutiens, le foyer de l’Art Brut dans les sous-sols de la galerie René Drouin à Paris. Le Marché ne vacillera pas, il en a, en quelque sorte, intégré l’idée, comme une question qu’il aurait déclaré en suspens et qui le serait restée.
Le Marché de l’Art est l’une des multiples émanations de l’industrie culturelle à qui Adorno, au siècle dernier, reprochait d’être un instrument des gouvernants servant à contrôler l’esprit de leurs administrés. Ainsi, il accusait l’art contemporain de produire des œuvres vidées des contradictions fondamentales qui sont l’essence de l’art, œuvres dont l’esthétisme superficiel, assortie d’une beauté d’apparat, aurait perdu tout pouvoir de fascination. Plus récemment, Deleuze reprenait une vision similaire et expliquait, dans « qu’est-ce la philosophie », que l’artiste était celui qui portait la douleur de la honte d’être un homme de son époque.
Une même critique peut s’appliquer au classicisme. Ainsi, Louis XIV, en rémunérant les artistes de son temps, contrôlait la critique enfouie dans leurs œuvres. La menace permanente qu’il faisait peser érigeait les limites acceptables au-delà desquelles critiquer devient un crime. La même logique a perduré de nos jours, elle régit les rapports entre les artistes contemporains et l’industrie culturelle qui les rémunère. Elle érige une pensée critique illusoire cantonnée dans les limites du politiquement correct.
De part sa nature, l’art brut est une résistance aux aliénations de son époque. Son existence même est une matérialisation des contradictions profondes des sociétés au sein desquelles il se développe et, de ce simple fait, incarne à l’adresse de l’art et des artistes contemporains une question existentielle fondamentale.
Ils devraient de dépêcher d’en former des réponses.