Par invitation : Jean Massepieds

Le trouble d’un esprit déséquilibré entre des sensations contraires ne chasse-t-il pas tout sentiment de beauté et ne réduit-il pas le sujet à l’état d’objet en lui passant la camisole du malaise ? Si je reconnais dans le buisson sombre et fourni qui envahit tout le tableau, celui de ma maîtresse, c’est sûrement parce qu’ils sont du même jais luisant. Le corps blanc, las, savamment déplié, n’a, au fond, qu’une fonction de présentoir. En même temps, le titre du tableau, l’origine du monde, m’oblige à superposer, à celui de ma maîtresse, l’image de l’organe de ma mère qui m’a donné le jour.

Je préfère dire tout de suite que je n’en ai conservé aucun souvenir et que ce tableau enchâsse dans mon esprit une mémoire qu’il n’a jamais eue. La superposition de ces deux idées est très inconfortable, à la limite du supportable. Comment imaginer que ce temple sacré parce qu’il met au monde l’essence de la vie, soit si souvent profané par l’effet irrépressible d’un désir, somme toute, animal ? Une houle persistante m’habite et ne laisse aucun répit au mal de mer qui tord mes boyaux. Je me rend compte que je ne peux pas regarder les détails du tableau, car, malgré moi, mon regard se détourne d’une direction où les creux s’intensifient, une force contraire qui n’est ni la peur d’une navigation difficile, ni l’effroi devant une éventualité fatale inattendue, le repousse.

Courbet a fait là œuvre d’empoisonneur d’esprit, en le rendant impropre à jouir de la plénitude de la beauté. La respiration de beauté réclame un espace spirituel suffisant où, comme nous le rappelait Baudelaire, règne le calme, le luxe et la volupté. Le sentiment de beauté n’est pas seulement lié à la béatitude réservée aux purs esprits, ou au désir éphémère qui surgit lorsque la toison de ma maîtresse s’écarte et dévoile son mystère, il peut aussi émerger des situations tragiques où un héraut accepte son destin inéluctable dans la plus grande dignité.

Ce n’est pas le cas de ce tableau qui superpose deux aspects des femmes, contraires, voire antagonistes. A l’époque de Courbet, la maîtresse est rarement l’épouse bourgeoise qui, pour sa part, ne consacre sa sexualité qu’à la procréation, elle est la femme des après-mondanités, des fins de soirées, qui accède à tous les désirs. Pourquoi superpose-t-il dans un même tableau ces deux femmes aussi distinctes dans la vie ? Ce tableau est une sorte de profanation, un étendard contre la morale, y adhérer, ne pas ressentir le malaise, c’est exposer, sans honte, son immoralité.

La beauté n’a que peu à voir dans cette affaire, c’est le scandale qui est recherché : le scandale d’exposer à la vue de tous, dans toute sa splendeur, le sexe d’une femme ; le scandale de suggérer que ce sexe est celui de la mère du spectateur en même temps que celui de sa maîtresse ; le scandale de l’immoralité créé par celui qui contemple ce tableau sans ressentir de malaise.

En ce sens, Courbet préfigure la démarche de nombreuses œuvres contemporaines mais aussi l’abandon du désir de créer dans l’esprit du spectateur un sentiment de beauté.  

« L’Origine du monde », de Gustave Courbet, lors d’une exposition organisée à Ornans, en 2014.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.