Par invitation, Laurent Bellefesse

Faire renaitre la tragédie, de nos jours, dans sa version originelle, grecque, et prendre, le spectateur, dans les terribles filets de la fascination du beau le plus tragique, voilà le piège qu’a préparé Leos Carax avec Annette. Car c’est un véritable piège qui débute par une situation universelle, l’amour d’un homme et d’une femme, une love story que chaque spectateur a sûrement vécue au moins une fois dans sa vie et qui, pour cette raison, peut lui sembler familière.

L’allégorie de la fille « Pinocchio » et des parents « Gepetto » dont le devoir, envers l’humanité, est d’en faire une femme, évoque en creux la possibilité tragique qu’ils n’y parviennent pas et qu’elle demeure, à tout jamais, une marionnette. L’allégorie « Pinocchio » renvoie les parents à eux-mêmes, à leurs doutes, comme elle les renvoie face au regard des autres, de la société. En ce sens, elle arme le mécanisme tragique, écartèlement douloureux entre le destin individuel du personnage et son destin dans la société, clamé par le coryphée.

La tragédie actualisée, en se parant des atours les plus actuels, frise le banal. Les deux personnages, deux acteurs talentueux et célèbres, ont la faveur de l’Olympe, et du chœur, le public. Lorsque l’un deux perd les faveurs divines et connait l’insuccès qui interroge son essence même, sa vie d’acteur, il est terrorisé par la perspective de perdre le seul amour qui le rattache à lui-même, l’amour Annette, et le maintienne dans une condition qui menace de s’effondrer chaque jour. Le film déroule les phases d’hubris de cette tragédie qui le mène à tuer tous ceux qui pourrait détourner l’amour qu’Annette lui porte.

Reconnu coupable d’assassinats, il est incarcéré. Annette vient lui rendre visite, jusqu’au jour, où, après s’être transformée en petite fille, elle lui signifie qu’elle ne retournera plus le voir. En devenant humaine, Annette s’est libérée, elle a singularisé son destin et a quitté l’emprise du tourbillon tragique de son père, et dans le même temps, elle a commencé à vivre sa tragédie propre.

Leos Carax nous livre une écriture cinématographique épurée, dont les dialogues scandés plus que chantés, renforcent la référence aux origines. Dans la tragédie, il n’y a pas de suspens, seulement un crescendo émotionnel, qui ne fonctionne que, parce que le spectateur est en permanence ramené à lui-même et à son propre destin. C’est bien sur cette voie que nous conduit Annette.

En revanche, l’erreur serait d’en faire une lecture politique et d’y voir la mise en scène d’un féminicide que le film chercherait à minorer. Ce serait comme adopter une lecture judiciaire de Médée d’Euripide et passer à côté de l’essentiel, qui démonte les mécanismes qui amène certains humains à franchir les limites de l’humanité.

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