A propos de l’exposition Jacobus Vrel à la Fondation Custodia

Les siècles ont des raccourcis stupéfiants. Si la beauté n’est ni universelle, ni intemporelle, ses différentes formes évoluent suivant des parallèles qui ne font pas mentir Jung, lorsqu’il dit que l’humanité partage un fond commun de penchants, probablement hérités de sa condition animale. Depuis deux siècles, après avoir digéré la Renaissance, l’Occident a tourné le dos au culte exclusif des corps, excepté pour se remémorer de leurs anciennes splendeurs. Il a préféré se précipiter dans celui, plus immatériel, de l’esprit ou de l’âme, dans un mouvement général qui va au-delà du Romantisme. Il emporte l’Abstraction, le Surréalisme, l’Impressionnisme, et tout l’Art Actuel.

Il emporte aussi l’Hyperréalisme ou le nouveau réalisme qui font ressortir l’intangibilité des situations banales. Prenons l’exemple des tableaux d’Edward Hopper, ils ressemblent étrangement à des décors de cinéma, figurants compris. Alors qu’en peinture classique, le décor est une indication, souvent floutée, dans les tableaux d’Hopper, il est le personnage principal. Le décor joue comme le visage de Levinas, on ne le voit pas alors qu’il nous dit tout.

La réalité est tout autre, ce sont les cinéastes qui se sont inspirés des tableaux d’Hopper, ils ont repris l’idée du décor-personnage, aussi déterminant que les acteurs, à la puissance évocatrice du film. Cette idée du décor est pourtant une ancienne idée. L’art du Nord de l’Europe, éloigné du faste de l’Eglise Catholique Romaine, contaminé par la rudesse de la vie de ces lieux excentrés, représente des situations ou des portraits dont la banalité, sous le pinceau, se révèle exceptionnelle. Les peintres flamands ont-ils fait oeuvre d’écrivains si l’on suit Marcel Proust lorsqu’il affirme que « le suprême effort de l’écrivain comme de l’artiste n’aboutit qu’à soulever partiellement pour nous le voile de laideur et d’insignifiance qui nous laisse incurieux devant l’univers » ? En tous cas, même s’ils peignent des Natures mortes, ou des paysages, les peintres du Nord ont le génie de faire ressortir l’humain, et, en cela, leur art est un humanisme. A sa manière, Hopper remet le couvert de l’humanisme de la Renaissance européenne et propose, aux spectateurs de son oeuvre, de repenser une société occidentale, déshumanisée par les révolutions industrielles. Il étonne par le décalage entre la banalité de la situation représentée et la puissance d’évocation. Peter Handke qualifie les images d’Hopper, d’abandon-réalité, car le véritable sujet d’Hopper n’est pas la réalité, mais la représentation l’intangible humanité qui s’y trouve.

Automat – Edward Hopper – 1927 – Des Moines Art Center

L’humanisme des peintres hollandais ne provient pas uniquement de leur distance à l’exubérante peinture italienne, il est aussi une conséquence de la diffusion du protestantisme calviniste qui abominait l’idée d’un paradis hors du ciel, et qui affirmait que tout ce que produit la terre doit être le fruit du travail des hommes et des femmes. L’Europe était séparée entre ceux qui louaient l’aristocratie et les puissants oisifs comme protecteurs naturels des populations laborieuses, et ceux qui pensaient que seule la valeur travail compte, car elle seul a le pouvoir de mener au paradis. Ainsi, la peinture hollandaise de l’époque représente, presque exclusivement, soit des situations de travail ou bien, des hommes, des femmes et des enfants, avant, pendant ou après le travail. Elle soulève le voile de la banalité et montre la profonde spiritualité humaniste des moments de la vie laborieuse. Cela a même perduré jusqu’à Van Gogh dont la spiritualité touche au mysticisme.

Parlons de Jacobus Vrel dont certaines des toiles frôlent, par leur précision, l’hyperréalisme. La banalité des scènes, dans un décor si présent, donne l’illusion que le spectateur en fait aussi partie. Les détails minutieux montrent les traces des mains de ceux qui ont fabriqué les fenêtres, les meubles, construits les murs. Les hommes sont partout, alors que le personnage est de dos, comme s’il portait l’humanité toute entière sur ces épaules. Cette femme que l’on devine vieille, regarde le visage d’un enfant, qui semble être au-delà – suggère-t-il au Paradis -, à travers un verre qui referme, à l’intérieur, la réalité terrestre du personnage et du spectateur.

Woman waving at a child behind a window.*oil on panel.* 45,7 x 39,2 cm.*signed b.r: VREL.*1645 – 1655

Soulever le voile de la banalité des scènes de la vie, pour donner à voir la spiritualité profonde qui l’habite, est encore un défi pour les représentations artistiques actuelles. Elle recherchent souvent des personnages d’exception, pensant à tort, qu’ils vont, par essence, rendre les évocations artistiques exceptionnelles. La force des nuances ne réside pas dans les affrontements, elle s’épanouit, au contraire, dans les interstices de l’ordinaire.

La Ruelle – Johannes Vermeer – vers 1658

Vermeer, lui aussi, est un merveilleux exemple de l’abandon-réalité que mentionnait Handke. La réalité disparaît derrière une spiritualité dont ressort, seule, l’indicible essence, presque à la manière d’une estampe japonaise.

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